La station de Flaine aura 55 ans cette année. Un bel âge pour une station conçue, à l’américaine, comme une œuvre totale, par Marcel Breuer, figure du Bauhaus, mais aussi par d’autres personnalités, dont les Boissonnas, les mécènes qui lui ont longtemps donné une âme. Et si la station a longtemps été décriée, incomprise, elle revient aujourd’hui à la mode et de nouveau bâtiment en béton y pousse, reniant encore et toujours avec la facilité du style chalet. Visite historique au cœur d’une station bien atypique.
Le site, les passionnés et la pointure de l’architecture
LES PIONNIERS
C’est dans les années cinquante que deux skieurs passionnés de montagne, René Martens et Gérard Chervaz (un architecte genevois), découvrent l’amphithéâtre naturel et ensoleillé de Flainoz. C’est un site à l’enneigement abondant avec de belles vues sur le mont Blanc depuis les hauteurs. En bas, là où sera construite la station, on retrouve 3 plateaux qui se succèdent tel un escalier naturel. Rapidement, les deux hommes obtiennent le mandat du maire de la commune pour chercher des investisseurs afin d’y créer une station de ski. En 1959, ils croisent Rémi Boissonas, directeur de la Banque de l’Union parisienne. Ce dernier les met en relation avec Eric, son frère, et Sylvie Boissonnats, un riche couple de 45 ans revenant de 15 ans aux États-Unis.
LA PASSION DE LA MONTAGNE
Très riches, amoureux d’art, de modernité et de montagne, les Boissonnas s’emparent du projet de Flaine. Empreints de l’esprit américain, ils lancent Flaine, telle une démonstration pour ouvrir la France aux idées nouvelles. Un petit bout d’Amérique au cœur des Alpes. Protestants, simples et adeptes d’un mode de vie non ostentatoire, ils dirigent une équipe de pointures composée de montagnards. Ils s’adjoignent les services de Laurent Chappis et Denys Pradelle, qui ont collaboré à la création de Courchevel, et de Gérard Chervaz, le découvreur. Laurent Chappis crée un premier plan d’implantation des pistes, des routes et des infrastructures. Émile Allais, star du ski et aménageur de domaines skiables mondialement reconnu, est chargé de tracer les pistes.

UNE VITRINE DE LA MODERNITÉ
Les Boissonnas veulent faire de Flaine une vitrine de la modernité. Ils imaginent une station avec des bâtiments signature des plus grands architectes mondiaux (Gropius, Alvar, Kahn, Le Corbusier et Breuer). Proche des Boissonnats, c’est finalement Marcel Breuer, architecte en pleine ascension et figure de l’école du Bauhaus, qui est nommé chef d’équipe aux côtés de Pradelle et Chapis, dans le but de créer « un prototype d’urbanisme, d’architecture et de design”. Après un survol en hélicoptère, cet urbain, pas du tout skieur, dessine sa première esquisse en 1960. Plus d’un an d’aller-retour et l’expertise de Chappis et Pradelle seront nécessaires pour valider les premiers plans adaptés au site et à la montagne. Après des déboires financiers, la station ouvre en 1968. Dans l’intervalle, Breuer a ouvert des bureaux sur Paris et Annecy, avec des équipes pour suivre les opérations, tandis que Chappis et Pradelle ont quitté l’aventure.
Élever la culture jusqu’en montagne

UNE ŒUVRE TOTALE
Flaine sera conçue comme une œuvre totale. L’architecture en béton brut s’intègre au site par un béton gris local, faisant écho aux barres rocheuses environnantes. La station est conçue avec des techniques de pointe à l’époque : chaufferie centrale au gaz, téléphérique, télévision câblée, premiers canons à neige, ascenseur incliné et préfabrication des façades…
Breuer applique ici ses procédés de fabrication initiés dans ses bâtiments précédents. Les façades sculptées, préfabriquées dans la vallée, créent des motifs changeants selon le passage de l’ombre et du soleil. Un des points clefs de l’œuvre de l’architecte.
La station se répartie sur 3 sites : Front de Neige en bas, Forum la commerçante au milieu et Forêt, le dortoir, en haut. Au niveau de Flaine Forum, l’hôtel le Flaine dépassera de quelques mètres de la montagne. Il deviendra l’emblème de la station et un des bâtiments signature de l’architecte. Il abrite aujourd’hui le Club MMV.
L’ÂME DES BOISSONNAS
Mais si Breuer est la signature de la station, sa caution à l’international aussi, ce sont les Boissonnas qui lui donnent son âme. Sylvie Boissonnas, héritière d’une fortune industrielle, installe l’art au cœur de la station et s’implique dans la décoration des hôtels. Rémi, le frère, s’assure de la confiance des élus et sauve l’opération de ses déboires financiers. Eric Boissonnas crée la SEMAG, détenue à 52% par la collectivité et 48% par lui. Le contrat l’autorise à lotir 60% des terrains constructibles et à exploiter le domaine pendant 90 ans. En échange, il doit faire construire la route d’accès.
L’ART DANS LA STATION

Les Boissonnas sont de férus amateurs d’art. En plus d’une architecture signature, ils font entrer l’art dans la station. Partout. Les hôtels, la chapelle œcuménique, mais aussi les extérieurs accueillent des œuvres majeures. Leurs relations avec le centre Georges Pompidou leur permettent d’installer des œuvres emblématiques à Flaine Forum : Le Boqueteau de Jean Dubuffet et la Tête de Femme de Picasso. Prêt du musée. En 1970, on crée un centre culturel dans la station et en 1986, les Boissonnas font construire l’auditorium, en vue d’y accueillir un festival international.
Le béton en héritage





L’APRÈS BREUER
En 1977, Breuer se retire de Flaine. Ses associés finalisent Forêt et l’Auditorium dans le style du maître. En 1978, Gérard Chervaz, le découvreur de la station, réalise les Grands Vans, immeuble en béton préfabriqué en demi-pentagone de 3 niveaux. En 1989, les Boissonnas quittent la maîtrise d’œuvre. Flaine prend ses ailes et perd son âme initiale. Les intérieurs sont rénovés dans un style montagnard et les hôtels deviennent des résidences. Flaine Forêt s’étire et Flaine 1800 est créé avec un lotissement de chalets scandinave et des bâtiments “rassurants” en bois. Le retour du style chalet, mais à l’écart de la station. Chaque programme se recentre sur lui-même, et sur ses objectifs marketing.
2010, RETOUR AUX SOURCES

À partir de 2010 toutefois, le vent tourne et l’architecture s’inscrit à nouveau dans le site et s’inspire de l’approche originelle : implantation sur les courbes de niveau, volumétrie adaptée au site et sobriété esthétique. Le Centaure, résidence hôtelière de 6000 m² signée par Guillaume Relier, prend place au Forum en 2013, à la place de la piscine Breuer. L’agence de Guillaume Relier livrera d’autres réalisations à Flaine : mobilier urbain en 2013, pavillon d’accueil en 2014, réhabilitation de la Grande Ourse en 2016, rénovation du Totem, également en 2016.
En décembre 2023, il livrera la résidence Alhéna : 3 immeubles situés dans la pente, reliant Front de Neige à Forum, en bordure de piste. Comme le Centaure, la résidence est une commande de MGM. Ce constructeur de résidences haut de gamme est d’habitude prompt à construire de grosses résidences aux airs de chalets… C’est dire si Flaine affirme aujourd’hui son identité et son héritage.
FLAINE A-T-ELLE BIEN VIEILLI ?
Flaine a-t-elle mieux vieilli que ses consœurs modernes (Avoriaz, La Plagne, Les Arcs, Les Menuires ou La Grande Motte) ? Difficile à dire ! Quoi qu’il en soit, ces stations ont leur identité, mais témoignent aujourd’hui d’une pensée moderne aujourd’hui révolue, souvent standardisée et centrée sur la rentabilité économique d’une production de logements en masse. Ce sont aussi des espaces patrimoniaux, témoins d’une pensée, d’une époque où la consommation d’espace, du temps et l’isolation des bâtiments étaient différents d’aujourd’hui.
Et si l’on aime les villages aussi parce qu’ils témoignent d’une certaine authenticité, c’est sans doute aussi le cas de Flaine, qui présente une rationalité et une cohérence, fortement liée à son époque. Comme à Avoriaz, aux Arcs ou à la Grande Motte, on peut noter ici une certaine cohérence des lieux, qui renforce cette authenticité moderne. Les vacanciers logent souvent dans des bâtiments au confort actuel, nouveaux ou rénovés, qui ne renient en rien l’héritage Breuer.
Flaine : les lieux à voir
Flaine a grandi et de nombreux lieux ont été rénovés. D’autres ont mal vieilli, il faut le reconnaître. Ils ont parfois perdu de leur cachet historique. Mais ils conservent souvent de belles traces de cette page d’histoire, mais aussi des temps erratiques qui ont suivi. Parmi les meilleurs témoignages, on retrouve notamment dans les hôtels historiques des cheminées en béton brut héritées de l’époque Breuer. L’hôtel le Flaine, le Rocky Pop et le Totem les ont bien valorisées dans leurs rénovations récentes. Historiquement, la pâte originelle de Breuer se retrouve surtout à Flaine Forum et sur l’hôtel le Flaine. Les autres lieux ont été travaillés par les équipes de Breuer, sur la base de ses plans.
Bien sûr, les œuvres monumentales de Vasarelly, Picasso et Dubuffet trônent au centre de la station et méritent le détour. La chapelle œcuménique figure sans doute également dans les incontournables, avec le centre d’art et l’auditorium. Parmi les créations plus récentes, la signalétique, le point d’accueil et la résidence le Centaure s’inscrivent parfaitement dans l’héritage de Breuer, mais aussi en réponse aux besoins présents.
Pour aller plus loin : 2 livres à lire
Cet article est issu de 2 livres récents de référence édités par le CAUE de Haute-Savoie : Marcel Breuer à Flaine, de Bénédict Chaljub et Flaine, le Bauhaus des Alpes françaises, du même auteur. Ils comprennent des centaines d’informations que nous aurions aimé ajouter à cet article, comme plus de précisions sur la vie de Marcel Breuer, l’importance de Flaine dans sa trajectoire, mais aussi sur l’implication des Boissonnas dans la destinée de la station.